Collège de ’Pataphysique
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L’Équivalence pataphysique

(Ce texte inaugurait le numéro 21 du Correspondancier [sept. 2012], consacré à l’Équivalence.)

L’équivalence est au cœur de la ’Pataphysique. Dès les premières pages des Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, la bibliothèque de notre Curateur inamovible commence à nous l’enseigner. Ses vingt-sept ouvrages comprennent en effet des œuvres tout à fait reconnues, de l’Odyssée et Rabelais à Rimbaud et Verlaine, mais d’autres beaucoup plus obscures. Le Régent Philippe Vauberlin commentait ainsi cette liste dans le numéro 15 des Organographes :
« Sur le même plan que ces œuvres dites bouleversantes ou même universelles, sont placées les avant-dernier-nés de l’actualité, Gog [de Mendès], Babylone [de Péladan], l’Heure sexuelle [de Rachilde], voire des compositions non réputées littéraires comme Le Voyage au Centre de la Terre et d’étranges fabrications comme le théâtre admirablement fade de Florian et les familiailleries de Marceline Desbordes-Valmore. »
Et pourtant, tous ces livres sont dits « pairs », c’est-à-dire d’égale valeur. De façon très concrète, la ’Pataphysique se trouve déjà bien définie : toutes choses sont également belles, vraies et sérieuses, en un mot équivalentes. Le Testament de Sa Feue Magnificence le Docteur Sandomir s’exprime ainsi :
« Pour le Pataphysicien Total, le graffito le plus banal équivaudrait au livre le plus achevé, voire aux Gestes et Opinions du Docteur Faustroll eux-mêmes, et la moindre casserole fabriquée en série à la Nativité d’Altdorfer : qui d’entre nous oserait se croire arrivé à cette extravoyance ? Tel est pourtant le postulat de l’Equivalence Pataphysique… »
Ce que Patrick Rambaud vulgarisa de manière un peu leste en écrivant [1] :
« La règle est simple, sinon simpliste : « Tout m’est égal ! ». Cela ne signifie pas : « Je me fous de tout ! » mais « Tout m’intéresse et me retient également ».
On remarque tout de même que la phrase du Docteur Sandomir décrit l’attitude d’un pataphysicien « Total ». Il s’agit donc d’un comportement extrême (idéal ?) dont on observe seulement des formes atténuées.

Avec la bibliothèque du Docteur Faustroll, Jarry commence donc par reculer les frontières de la littérature. Cette transgression se double d’un hommage aux boursouflures de la langue juridique puisque les premières pages du Faustroll ont, pour l’essentiel, la forme d’exploits d’huissier. À la suite, le Collège va souvent s’intéresser aux écrits les plus délaissés : catalogues de la Manufacture de Saint-Étienne, premiers livres de lecture, manuels de savoir-vivre, fous littéraires, méthode Assimil (ce qui a pu mener le Satrape Ionesco à l’Acadéfraise) et jusqu’au bottin téléphonique [2].

En matière d’Art, l’équivalence pataphysique frappe aussi durement. Les ready-made du Satrape Marcel Duchamp ont dynamité l’esthétique. Un casier à bouteille devenait aussi beau que Mona Lisa, ce qui allait avoir une longue suite, par exemple avec le Pop Art ou les Nouveaux Réalistes. On apprenait à voir que des affiches déchirées, des bouts de ferraille, les pneus de nos automobiles, les détritus urbains sont aussi de belles choses. Le Collège s’intéressa beaucoup à l’Art brut, une veine qu’illustra l’œuvre du Satrape Dubuffet [3] dont les portraits apprennent que « les gens sont bien plus beaux qu’ils croient ». Mais le Collège a su également chanter les lieux les plus modestes, ainsi ce Guide de la Région de Vrigny [4] (près de Reims) où la promenade suit les départementales et les ruisseaux, d’étangs en bosquets, parmi les noms de hameaux et de lieux-dits.

Comme l’esthétique, l’éthique est aussi tributaire du sain principe d’Equivalence. Le pataphysicien savoure les ukases moralisants et les flonflons politiques de toutes provenances en restant à distance. La ’Pataphysique n’engage pas, elle dégage. En témoignent par exemple deux numéros des Subsidia : le numéro 5 avec son Manuel de Morale par les textes et le numéro 12-1 3 traitant de la poésie politique. Le texte introductif au premier de ces numéros précise bien le point de vue du Collège :
« Nous n’entendons pas « divertir » nos auditeurs aux dépens de ces pédagogues et moralistes… Tels quels, ils forcent l’admiration sans aucune réserve, ni ironie ».

Cet usage très positif de l’Equivalence est bien défini dans le Testament du Docteur Sandomir, peu après l’introduction de cette notion :
« Une telle allure pourra sembler scandaleuse aux férus des dogmes du passé ou du présent, inscients de leur nature. Elle paraîtra négative – et négatrice de la « Science » et de l’ « Art ». Pourtant ce n’est là, comme en tout, qu’une apparence. Nul n’est plus positif que le Pataphysicien : déterminé à tout placer sur le même plan, il est prêt à tout accueillir et cueillir avec même avenance. »
Comme le disait Patrick Rambaud, « il y a là-dedans quelque chose de joyeux : on administre en notaire, on étudie en érudit, on s’amuse en écolier ». Mais cette position est souvent difficile à comprendre jusque dans nos rangs, comme ce fut le cas avec Jean Dubuffet dont l’œuvre était pourtant exemplaire. Dans Bâtons rompus, celui-ci s’exprime ainsi :
« Etait tenu pour un dogme, en matière d’esthétique comme en matière d’éthique, ce qui était appelé la « théorie des équivalences » comportant négation sarcastique de toute raison de préférer une chose à une autre. »
Si on se réfère à notre citation du Testament, cette « négation sarcastique » est tout simplement un contresens.

Reste à préciser les relations de la ’Pataphysique avec les Sciences exactes. Là encore, soucieux de « tout accueillir avec même avenance », le Collège rechigne à choisir. Prenons un exemple. Au cours des siècles, le soleil a pu être Apollon sur son char, une barque remplie de feu ou un amas d’ions mu par la force de gravité. Pour expliquer que cet astre, levé au dessus du village de Pouyastruc, va se coucher derrière la grange des Bordenave, le pataphysicien hésite, ne réfute rien. Là où les scientifiques éliminent au nom de la généralité et de la cohérence « nécessaires » des théories, la ’Pataphysique, plus modestement, se contente de solutions particulières qu’elle ne cherche pas à agréger en une gigantesque et divine pièce montée6. On parle aussi de solutions imaginaires pour signifier ce libre accueil des produits de l’imagination. On pourrait parler de gai savoir si l’adjectif n’était pas récupéré à d’autres fins.

En fait, l’Equivalence pousse plus loin encore sa contestation, jusqu’aux racines mêmes de la pensée. Donnons la parole au plus extrême des pataphysiciens, Julien Torma, dans Euphorismes :
« A moins d’être commerçant ou sérieux, on ne peut guère s’arrêter à la distinction réel-irréel marquée au coin-coin du bon sens… Larmoyante comédie toute cousue de fil à retordre, et qui consiste à tenter de réconcilier ce qu’on a d’abord soigneusement disjoint. Le Monde et l’Esprit, le Plein et le Vide, le travail et le repos… »
Le Collège a beaucoup fait, avec et après d’autres, pour récuser ces distinguos dont on peut continuer l’énumération : le Beau et le Laid, la Raison et la Folie, le Sérieux et le Comique… Faire le fou en gardant raison, faire naître le comique du plus grand sérieux et vice versa, chercher le beau dans le laid ou le laid dans le beau sont des sources de jeux sans fin. Comme le dit Torma :
« Nos signes, c’est l’esprit faux, l’à-propos à contre temps, la plaisanterie ratée, la gravité complice, le calembour perclus, le mauvais goût subtilement épais… Mais bien entendu, ce ne sont que des signes, des clins d’œil. Il ne s’agit pas de prendre au sérieux cette mystification au deuxième degré, ni surtout d’en faire un « comique », mais de la dévisser elle aussi. Jusqu’à épuisement du joueur et du jeu. »

En effet, le pataphysicien est joueur. Mais le jeu ne naît pas seulement de l’équivalence des contraires chère à Jarry. Le pataphysicien peut inventer ses règles, arbitraires souvent, mais fécondes. C’est ce qui est fait dans les ouvroirs spécialisés, littéraires ou artistiques : Oulipo, Oupeinpo, Oulipopo… D’ailleurs, dans son fonctionnement même, le Collège invente toute une bureaucratie ludique avec sa hiérarchie, ses us et son calendrier où on célèbre également Les Pieds Nickelés, Nitouche, Panurge, la Réprobation du Travail, Courcial des Pereires, Cartouche, Les Palotins, Pantagruel, l’Absinthe, l’Ethernité, le Vide, Fantomas, Rrose Sélavy, Cosinus, les Pirates et Flibustiers, les Cannibales, Berthe de Courrière et Dieu. Encore l’Equivalence.

Dominique Lacaze, P.É.A.


[1Dans un long article présentant la ’Pataphysique dans le n°37 (déc. 1973) du magazine Actuel.

[2Voir dans les Organographes n° 23, l’étude fouillée des Oiseaux de Paris abonnés au téléphone.

[3Voir le très beau Dossier 10-11 dédié à Dubuffet.

[4Voir le Subsidia 3-4 et aussi la Géographie du Néant (publication interne).