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René Daumal pataphysicien
(Ce texte a été repris du volume Le Cercle des pataphysiciens, de la collection Mille-et-une-nuits, n¨544 en 2008 vulg.)
L’œuvre de Jarry et le Père Ubu lui-même ont souffert pendant la première moitié du XXe siècle où ils devinrent pour certains le symbole d’un humour facile et absurde. Dans ce contexte, l’œuvre de René Daumal tranche notablement. Né quatre mois après qu’Alfred Jarry eut fait le geste de disparaître, Daumal meurt cinq ans avant la création du Collège de ’Pataphysique. Sa vie et son œuvre témoignent d’un intérêt très vif pour Jarry qu’il connaît, lui, de première main et non à travers les reprises du Père Ubu par Ambroise Vollard. Il peut donc constituer le « chaînon manquant » entre l’auteur des Gestes et Opinions du Docteur Faustroll et l’institution d’un organisme qui a pu apparaître à ses débuts comme voué à son illustration.
Né en 1908 à Boulzicourt, près de Charleville, d’un père instituteur, militant socialiste, révolutionnaire puis réformiste, il côtoya au collège Luc Périn, qui sera plus tard et sous le nom de Luc Étienne, Régent de Contrepet du Collège de ’Pataphysique. Il quitta ensuite le lycée Chanzy de Charleville pour le lycée de Reims.
En 1922 il y termine sa seconde et fait la connaissance de trois condisciples avec lesquels il forme une confrérie potachique. Les « phrères simplistes » sont Roger Gilbert-Lecomte (« Rog-Jarl »), Roger Vailland (« François »), Roger Meyrat (« la Stryge ») et René Daumal (« Nathaniel »). Ce dernier est le catalyseur du groupe qui possède par ailleurs une vocation supplémentaire, très initiatique et unitaire (« un seul ange en quatre corps »). Le fétiche du groupe est une poupée de chiffon dénommée Bubu, allusion peut-être au roman de Charles-Louis Philippe, mais plus sûrement à Ubu roi (René Daumal croqua des timbres à l’effigie d’Ubu). Le champ d’expérimentation des phrères simplistes était « Reims-la-Plate », cité rasée par la Première Guerre mondiale. Leurs jeux dépassèrent ceux des lycéens délurés de l’époque. Leurs pratiques furent fusionnelles, rituelles, expérimentales et transgressives : roulette russe, usage de stupéfiants (opium, éther), de produits chimiques (tétrachlorure de carbone), pratique de voyages astraux, expérience de vision dermo-optique.
En 1925, René Daumal intègre le lycée Henri IV et prépare avec Vailland le concours de l’École normale supérieure. Il fait la connaissance de Julien Torma. Le cercle reste lié et prépare en 1927-1928 la création d’un groupe et d’une revue qui vont durer jusqu’en 1932 sous le titre Le Grand Jeu et sous le signe de la grande gidouille qui figure sur la couverture. À peu près en même temps qu’il crée la revue, il donne à la livraison de juillet 1929 de Bifur un texte intitulé « La Pataphysique et la révélation du rire », texte qu’il adresse à Julien Torma. Celui-ci, qui avait déjà marqué sa différence avec le Grand Jeu (« Je me garde du jeu, mais je m’en voudrais de l’appeler grand. Nous ne jouons pas de la même façon. Il y en a pour tous les goûts et les dégoûts »). Il récidiva en objectant au texte de René Daumal : « Ton pataphysicien rit trop. Et d’un rire bien trop comique et cosmique. Mettre une métaphysique derrière la pataphysique, c’est en faire la façade d’une croyance. Or le propre de la pat. est d’être une façade qui n’est que façade sans rien derrière. » Et de commenter pour un autre correspondant sa proximité et sa distance par rapport à René Daumal : « Il est curieux de voir que nous avons la tentation de dire la même chose, mais sur deux tons différents. Je crains que pour lui, tout ça ne recouvre quelques jeux de l’espoir et du désespoir. Je crains que la Pat. ne soit qu’un gentil trompe-l’œil pour éviter à la mystique de faire vieux-jeu – comme ces curés qui prennent l’allure moderne. En un sens il a raison de tromper l’œil, mais il le trompe trop ou pas assez. Si la pataph. n’est qu’un voile ou un symbole, elle n’est plus rien. Elle est son propre symbole. »
En 1934, René Daumal entre en relation avec les groupes Gurdjieff, leur enseignement controversé et leur travail. Cela ne l’empêche pas de publier un an après une magnifique charge contre les sectes où il exprime son rejet de « toutes les religions, leurs mystiques, leurs astrologies, leurs sagesses, leurs initiés crasseux, leurs lamas antisémites, leurs brahmanes constipés… » [1] Avant-gardiste qui aime la Tradition, il relève d’un maître mot : ambivalence. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une vulgaire ambiguïté, mais de la coexistence de deux tendances ou de deux concepts en apparence opposés, l’unité des contraires chère au bouddhisme zen et à la ’Pataphysique.
René Daumal publie en 1936 Le Contre-Ciel, un volume de poèmes et, en 1939, La Grande Beuverie, « roman » où interviennent en particulier Alfred Jarry, Léon-Paul Fargue, condisciple et un temps ami de l’auteur d’Ubu roi, et François Rabelais, grand patacesseur. L’Évidence absurde (1926-1934) comporte un de ses essais consacrés à la ’Pataphysique, le Traité des patagrammes, où il est question d’appliquer celle-ci aux domaines les plus divers, comme, par exemple au forage des puits de science. Le Collège avait révélé ce texte en 1954, dans le Cahier n° 16. Les Pouvoirs de la parole reprend des textes des années 1935-1943 dont un bon nombre sont le veine des spéculations de Jarry réunies sous le titre La Chandelle verte. Tels Quelques poètes français du XXVe siècle, La Vie des Basiles, Le Catéchisme, très cocasse paraphrase de saint Thomas d’Aquin (cf. Somme théologique, 1e partie, Q 1, art. 1, sol. 3), lui aussi révélé par le Collège (en 1953), tout comme le Petit Théâtre ou Le Lyon rouge écrits en collaboration avec Roger Gilbert-Lecomte.
René Daumal, qui traita de « La Pataphysique des fantômes » (La Nouvelle Revue française et Fontaine) et tint dans la NRF, entre 1934 et 1940, une chronique intitulée « La pataphysique du mois », poussa la délicatesse jusqu’à ne pas demeurer plus de trente-six ans sur cette planète, presque comme Alfred Jarry. S’il s’est réclamé de la pataphysique, les pataphysiciens (ceux du Collège) ont, après Julien Torma, marqué quelque distance envers lui : il est totalement absent du Calendrier Pataphysique. Reste qu’en 1960, dans le numéro spécial de l’Evergreen Review « What is ’Pataphysics ? », ils l’ont élu comme patacesseur. Luc Étienne a présenté au public américain un apologue de Daumal exemplaire : Le Grand Magicien. Ce Grand Magicien peut passer pour une figure du pataphysicien. Plus fort que Jésus-Christ qui ne succomba pas à la tentation d’exhiber ses pouvoirs lors de son excursion solitaire sur la montagne, mais qui, pas plus que Superman, ne put résister à celle de sauver le monde [2], il s’avère proche du Surmâle d’Alfred Jarry, d’André Marcueil qui s’employait à être si ordinaire que cela en devenait extraordinaire. « C’est une grande science que de modeler son âme sur celle de son concierge » et de suivre le conseil de Nietzsche, « Mettez vos masques, usez de ruse afin qu’on vous confonde avec d’autres » : le pataphysicien comme « spectateur invisible »…
[1] « À propos de nouvelles religions et au revoir ! », La Bête noire, n°4, 1er juillet 1935, reproduit dans le Dossier H René Daumal, éditions L’Âge d’homme, 1993.
[2] « Seul le Collège de ’Pataphysique n’entreprend pas de sauver le monde. »