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Julien Torma pataphysicien
Julien Torma est considéré comme le plus grand pataphysicien après Jarry. Il semble illustrer exactement cette définition ambitieuse donnée par Roger Shattuck [1] :
« La ’Pataphysique est une attitude intérieure, une discipline, une science et un art qui permet à chacun de vivre comme une exception et de n’illustrer d’autre loi que la sienne »
Car Torma est un pataphysicien total, ce dont témoignent ces quelques « euphorismes ». Simple piqure de rappel qui ne dispense pas d’une relecture d’ensemble [2].
Euphorismes de Julien Torma est paru en 1926 aux Éditions Guiblin et repris dans les Écrits définitivement incomplets édités par le Collège. Une version plus développée de ces extraits figure dans le Publicateur n°1.
Équivalence
L’Equivalence est au centre des spéculations et pratiques de Torma, lesquelles dessinent un art de vivre et même d’aimer. Les quelques citations suivantes concernent l’équivalence des contraires (qui n’est pas leur identité). La réfutation de l’alternative réel-irréel est essentielle puisqu’elle donne accès aux solutions imaginaires.
A moins d’être commerçant ou sérieux, on ne peut guère s’arrêter à la distinction réel-irréel, marquée au coin-coin du bon sens. (p.24)
Larmoyante comédie toute cousue de fil à retordre, et qui consiste à tenter de réconcilier ce qu’on a d’abord soigneusement disjoint. Le Monde et l’Esprit, le Plein et le Vide, le travail et le repos… Pratiques qui n’intéressent guère que ceux qui n’ont pas à vivre. (p.25)
Ce qui est raté est tout aussi intéressant que ce qui est réussi… Ce que je traduis par deux postulats équivalents :
1e Tout est la même chose.
2e Tout est donc très-suffisamment bien. (p.43)
Hasard
Si chaque direction en vaut une autre, autant partir au hasard. Le tirage au sort devrait être notre guide et la marche au hasard être la démarche pataphysique. Encore faut-il apprendre à goûter le banal [3].
Le Hasard ? On peut même s’en remettre à lui pour les décisions. Nous sommes si bêtes et si butés, qu’il est forcément plus sage, étant indifférent… Pile ou face, sortes a Deo veniunt. On appelait ça jadis l’abandon à la Providence : ce n’était pas si sot. (p.29)
Moi (et je le dis avec tout l’orgueil requis), j’aime les rues sans issues et les vagues cambrousses sans chemins, j’épluche l’inévident, je cuisine l’incident, je déguste le fortuit, et tout au bout de mes zigzags, je me plais à poser par exemple : P. Claudel (ou tout ce que vous voudrez) = Q. (p.27)
Credo à crédit
L’équivalence rend exotique toute croyance religieuse ou politique. Voir Lutembi (Le Problème de la croyance au XXe siècle, Cahier 13-14) qui met dans le même sac tous ces croyants quels que soient leurs totems.
Il y a ceux qui ne pensent pas à croire et ceux qui découvrent qu’ils croient. Les premiers font les vrais croyants, comme les sauvages ou les sorciers. Les autres sont les jésuites ou les intellectuels, tous les cuisiniers qui accommodent les entremets de la certitude. (p.16)
Bal masqué
Pas de dieux, pas de maîtres. Pour le pataphysicien total qu’est Torma, il n’y a pas même de « moi » à rechercher ou retrouver (la psychanalyse deviendra une des têtes de turc des Cahiers et Dossiers). Il n’y a que des rôles et des masques au bal de l’humanité.
L’homme est un oignon, le plus noble de la nature, mais c’est un oignon pelant − comme les autres.
Une peau ? Vous ne croyez pas si bien dire. Mais si vous l’enlevez, vous en trouverez une autre et une autre… jusqu’au vide central (pas bien grand d’ailleurs).
Pleurons, pleurons, crocodiles, mes frères. (p.12)
Ils récitent chaque jour leur leçon de « moi ». (p.49)
Vivre c’est une manière de cache-cache. En cherchant les idées, les hommes et soi-même, on croit tenir un prétexte à ne pas se perdre, ou du moins, dans le bal masqué où nous sommes entraînés, à retrouver ses habits au vestiaire. (p.27)
Gaité pataphysique
Grâce à son « expérience consommée de la Pataphysique », Torma s’amuse du malheur, de son ennui et de l’Absurde qu’on a beaucoup pris au tragique en son siècle. Le pataphysicien « moyen » aura du mal à prendre tout cela à la rigolade, mais devrait atteindre au moins une certaine sérénité.
« Qu’est-ce que le rat peut faire de mieux une fois qu’il est dans la cage ? Manger le lard ». Hebbel. (p.45)
Ma plus grande découverte a été d’aimer mon ennui et de m’en amuser. Je l’ai faite à onze ans à l’école. Et j’ai compris qu’il n’y a pas de « maux de l’âme ». Il n’y a que des mots. (p.45)
Moi qui ne suis pas gêné par la raison, je n’éprouve aucun besoin d’être « consolé » de l’irrationnel et de l’absurde, que je trouve au contraire très-sympathiques et surtout beaucoup plus drôles. (p.30)
Poétique
Avec son absence de moi, Torma ne peut verser dans le lyrisme, l’élégiaque ou les mignardises de l’âme. Son Art poétique opte pour la crudité et même le mauvais goût.
Le beau a besoin d’être incongru.
Fuis comme la peste les voyageurs de commerce en camées.
Le lyrisme : maladie vénérienne. (p.38)
Nous en sommes aux connivences devinées et au secret de Polichinelle, au rire refusé quoiqu’affecté et au sérieux traîtreusement encouragé, à la dégustation du pur spectacle de l’imbécillité dans sa nécessité triomphale…
Nos signes, c’est l’esprit faux, l’à-propos à contre-temps, la plaisanterie ratée, la gravité complice, le calembour perclus, le mauvais goût subtilement épais… (p.33)
Dénonciation tempérée
Après tant d’exigences, le spectacle de l’humanité devrait être désolant. Mais la bêtise réjouit et les malveillants divertissent.
Le spectacle de la bêtise ambiante est un cordial qui n’a rien de médiocre : comme si les bacilles secrétaient leurs propres antitoxines. (p.47)
La vie serait morne s’il n’y avait pas les malveillants. Ils assaisonnent ce plat de nouilles. Je soupçonne Jésus d’avoir dit à ses disciples : Vous êtes le sel de la terre, en pensant à tous leurs successeurs qui se donneraient pour tâche d’emmerder le reste de l’humanité. (p.47)
Ils deviennent fous, mais ils restent cons. (p.51)
[1] Roger Shattuck, Au seuil de la ’Pataphysique, Publication interne du Collège de ’Pataphysique. An XC E.P. Le texte figure aussi dans le Dossier 13 sous le titre À la Quête de la ’Pataphysique active.
[2] Julien Torma, Euphorismes, Ed. Guiblin, 1926. Repris dans les Écrits définitivement incomplets édités par le Collège.
[3] Voir le Guide de la région de Vrigny. Subsidia n° 3-4.